OpEd

« Nous » et les Palestiniens

La réponse de Ben Blushi à la déshumanisation des Palestiniens, des Juifs, des Bosniaques, des Rwandais et des Albanais

1.

J'ai lu l'article de Ben Blushi concernant la non-reconnaissance de l'État de Palestine, notamment l'erreur commise selon lui par la Grande-Bretagne et la France (ainsi que de nombreux autres pays européens et non européens comme l'Australie). J'apporterai peut-être d'emblée deux précisions qui font la différence dans l'analyse entre l'acte de reconnaissance en tant que politique des États et la dimension des valeurs morales qui, chez Blushi, atteint un niveau inquiétant de déshumanisation. Ainsi, les États ont le droit de reconnaître ou non la Palestine, et si le Kosovo, en tant qu'État européen, ne reconnaît pas la Palestine, il a une raison d'État (des raisons de nature étatique), tout comme les grands États européens comme le Royaume-Uni ou la France qui l'ont reconnu. Le Kosovo a exprimé sa distance avec la Palestine lorsque les autorités palestiniennes ont répété aux autorités serbes qu'elles ne reconnaîtraient pas l'indépendance du Kosovo. L'Albanie, qui a reconnu la Palestine en 1988 mais s'est abstenue de voter sur la résolution de l'ONU reconnaissant l'État palestinien, pourrait avoir plus intérêt à maintenir des relations avec l'Israël qu'elle est aujourd'hui et l'a démontré en accueillant dans une accolade à Tirana le président d'Israël Isaac Herzog, l'État qui, le même jour (12 septembre 2024), a bombardé une école à Gaza qui servait d'abri aux réfugiés, tuant 18 personnes, dont des femmes, des enfants et 6 travailleurs de l'ONU.

Dans les deux pays, le calcul des intérêts étatiques les a placés dans le camp des États qui gardent leurs distances avec la Palestine.

De plus, et c'est là le deuxième constat, la reconnaissance de l'État de Palestine a peu d'effet pratique. La Palestine aurait dû être un État depuis 1947, et l'ONU l'a réaffirmé jusqu'à ce jour. La Palestine est reconnue par 157 pays, elle dispose d'un ambassadeur auprès de l'ONU qui lui garantit le statut d'État observateur permanent, mais cette dimension de légitimité ne l'a pas protégée du génocide perpétré par Israël contre le peuple palestinien.

2.

Ici, sur le génocide, je crois qu'il vaut la peine de s'arrêter pour exprimer les différences essentielles avec M. Blushi, qui décrit les Palestiniens comme un peuple qui ne parvient pas à créer une démocratie, une économie et un État, et après avoir suggéré qu'ils « doivent passer par un processus d'exorcisme, qu'ils doivent chasser le diable de leurs âmes », il affirme que « la Palestine n'est pas prête à coexister avec le reste du monde civilisé », « elle n'est pas prête à coexister avec nous », « elle n'est pas prête à vivre comme nous ». 

Etant donné que je suppose que par « nous » M. Blushi entend la civilisation occidentale et les Albanais qui la composent, je crois qu’il peut exprimer la profonde ligne de démarcation dans l’interprétation que j’ai avec lui. 

La situation actuelle des Palestiniens est due à une raison fondamentale : l’occupation et le génocide. Le peuple palestinien, indigène de son territoire, subit un nettoyage ethnique depuis 1947 (Naqba) jusqu’à aujourd’hui, avec la colonisation quotidienne de la Cisjordanie (c’est ainsi qu’on appelle la Cisjordanie albanaise, territoire mis en avant par M. Blushi). Depuis 2023, Israël, outre le génocide silencieux et le nettoyage ethnique des Palestiniens, commet un génocide à Gaza. Et, parallèlement à la création de l’État d’Israël, Gaza est devenue le plus grand camp de réfugiés au monde. 

Les Palestiniens se sont vu refuser leurs terres, leurs biens et, aujourd'hui plus particulièrement, leur droit à la vie. Dans cet État, les citoyens sont incapables de créer une économie et d'organiser des élections démocratiques. Par conséquent, ils ne sont pas comme nous.

3.

Alors non, nous qui bénéficions de la démocratie, d'une économie en développement et d'une perspective confortable sur le continent européen ne sommes pas comme eux, les Palestiniens. Mais – je le répète – parce qu'ils ont subi un génocide, et non à cause du démon qu'ils portent en eux et qu'il faut « exorciser ». J'ai du mal à imaginer la facilité avec laquelle on suggère à une mère de Gaza, qui a perdu ses enfants dans les bombardements, de faim ou de manque de soins médicaux, de se soumettre à un exorcisme pour être comme nous. J'ai du mal à imaginer la facilité avec laquelle on suggère aux 2.7 millions d'habitants persécutés de Gaza de pratiquer l'exorcisme collectif, ces mêmes habitants qui ont vu en moyenne un enfant tué toutes les heures depuis septembre 2023 jusqu'à aujourd'hui – plus de 20 000 d'entre eux.

Et j'ai du mal à imaginer la facilité avec laquelle on peut prêcher l'exorcisme aujourd'hui, alors qu'un tel langage s'est avéré déshumanisant. Si les Palestiniens ont un démon en eux, alors il est légitime de les tuer, voire de commettre un génocide contre eux. Le 7 septembre 2025, le ministre israélien de la Défense, annonçant l'opération génocidaire sous la forme d'un « encerclement », a déclaré : « Nous combattons des animaux humains. » La chasse aux « animaux » devient alors légitime.

La déshumanisation est le langage qui mène inévitablement au massacre. À Srebrenica, le génocide fut précédé par la description des Bosniaques comme des infidèles ou des « Turcs », leur massacre étant ainsi présenté comme une libération (tardive) des Ottomans ou une défense du christianisme. Au Rwanda, soir après soir, les Tutsis étaient qualifiés de « cafards » à la radio d'État ; le massacre de ces « insectes » devint alors parfaitement légitime. À la fin du XIXe siècle, en Serbie, la justification de l'expulsion des Albanais de leurs foyers (et donc des massacres) était que ce peuple était encore sauvage, qu'il n'était pas encore humain, qu'il était doté d'une queue. 

Les fondateurs d'Israël furent peut-être les plus grandes victimes de la déshumanisation du XXe siècle. Dans l'Allemagne nazie, jour après jour, année après année, les Juifs étaient systématiquement dépeints comme des rats, comme une maladie menaçant la santé de la nation, etc. Conséquence de cette campagne de déshumanisation, le génocide des Juifs en Allemagne, en Pologne et dans d'autres pays européens ne fut pas, pour le soldat nazi (et ses partisans qui constituaient la majorité de la population), un meurtre, mais un acte de protection de la santé publique. 

Aujourd'hui, une classe politique s'est constituée, composée des héritiers des persécutés du nazisme, qui pratique systématiquement le génocide pour se débarrasser des obstacles à la formation d'un État juif, du fleuve à la mer, du Jourdain à la Méditerranée. Ces obstacles sont les enfants, les femmes et les hommes palestiniens ; leur assassinat ou leur expulsion ne constitue que l'élimination de l'obstacle qui empêche la « pureté juive » d'Israël.

4.

« Nous », avec lesquels, selon B. Blushi, les Palestiniens ne peuvent coexister, avons peu de pouvoir pour empêcher le génocide contre ce peuple. Mais certains d'entre nous ont été sauvés du génocide en cours grâce à l'intervention de l'OTAN. Et certains d'entre nous, sauvés grâce à l'aide d'autrui, ont deux obligations essentielles. Premièrement, nous rappeler qu'à un moment où nos vies étaient en danger en Europe, aux États-Unis et dans de nombreux autres pays du monde, des personnes ont été alertées, dont les seules armes étaient leur voix et leur plume, et ont exigé que nos vies soient protégées. Grâce à elles, et à la force de l'opinion publique, les démocraties occidentales se sont élevées pour nous garantir le droit à la vie.

Et deuxièmement, pour que nos paroles ne portent pas davantage préjudice aux Palestiniens, en particulier aux mères et aux enfants – vivants, mutilés ou morts – en les accusant d’être responsables de ne pas jouir du droit fondamental à la vie.

(Cette version de l'article a corrigé l'erreur de la première version, selon laquelle l'Albanie ne souhaite pas reconnaître la Palestine. En réalité, l'Albanie a reconnu l'État de Palestine en 1988. La Palestine dispose d'une ambassade à Tirana.)